Des Larmes au crépuscule – Steve Bodjona (2016)

Quand notre passé nous submerge, la confession demeure le seul remède pour nous en libérer. C’est cette thérapie que propose Steve Bodjona dans son premier roman qui a pour titre Des larmes au crépuscule. Ce diplomate togolais, juriste de formation, a écrit plusieurs livres entre autres, Hymnes à la nation (poésie) et Les ronces de l’amour (nouvelle), tous deux publiés en 2014. Ce roman de 107 pages est publié aux Editions Awoudy ; sur la première de couverture, on peut y voir une femme, l’air triste, couchée sur la poitrine avec des larmes au visage.

De la confession d’Anita

L’intrigue Des larmes au crépuscule est ficelée autour du personnage Anita (30ans), fiancée de Michel. Celle-ci, suite au chantage de Gild, cousin de son fiancé, raconte en confession, ses dix dernières années de vie au père François : Orpheline de père à 16 ans, Anita était condamnée à une vie d’errance : Sasséné-Rome-Mbenta. Elle s’était faite violée à 17 ans par Marc, le patron du bar où elle travaillait. N’ayant pas réussi à juguler sa blessure et son traumatisme, elle s’était livrée à la prostitution :

« Quel honneur, quelle fierté peut bien avoir celle qui s’est laissée violer et tourner en dérision par les hommes ? m’étais-je dit pour me donner plus de courage. Cette nuit-là, je la passai avec un homme trois fois plus âgé que moi. Ma première nuit de prostituée ; une nouvelle page était en train de s’ouvrir dans ma vie. » (p.24.)

Du viol et de la cupidité comme causes de la prostitution féminine

L’abus sexuel dont a été victime Anita est présenté ici comme premier fait l’ayant poussé à la prostitution : «  De par mon expérience, je sais que la prostitution tire le plus souvent ses causes dans le passé même de ceux qui s’y adonnent car nombreuses sont les personnes ayant un passé traumatique lié surtout à des abus sexuels et qui finissent par se prostituer. » (pp.39-40.)  Bodjona a également évoqué la cupidité du personnage central comme cause de cette pratique malsaine à laquelle elle s’est livrée :

« S’adonner, contre rémunération, à des pratiques sexuelles avec des partenaires que l’on ne choisit pas, reste donc guidé par des contraintes économiques, qu’il s’agisse d’un acte volontaire et délibéré ou non. En ce qui me concerne, quand je sombrais de nouveau, c’était surtout en raison d’un besoin excessif d’argent, une véritable addiction en matière. » (pp.81-82.)

La conscience, facteur d’un choix lucide

En confrontant les personnages moralisateurs ou conseillers (la mère d’Anita, Garvin et Marilda)  à la prostituée Anita, le romancier togolais interpelle la conscience de cette dernière pour la prise de la bonne décision, en évitant ou en mettant fin à cette pratique déshonorante. La critique de Marilda envers son amie Anita, par exemple, est assez illustrative du désir de l’auteur de moraliser ses lecteurs :

« Je ne saurais te dire, Anita, combien je suis déçue par ton attitude. Voilà bientôt dix ans que tu ne cesses de mutiler ton corps, juste pour de l’argent et pour le plaisir de ces hommes qui, d’ailleurs, n’ont aucune considération pour toi, sinon pour ton sexe et le seul plaisir que tu peux leur procurer. » (p.91.)

Le revers de la prostitution : les Maladies Sexuellement Transmissibles

L’auteur présente la syphilis, la gonococcie, la blennorragie et le sida comme maladies pouvant être contractées par une personne qui s’adonne à la prostitution. Il ajoute la mort à la liste des conséquences fâcheuses liées à ce fléau social, en donnant l’exemple typique de Lunia, la cousine d’Anita, décédée du sida : « J’eus un pincement au cœur. Ma cousine Lunia avait payé le prix fort. Elle avait contracté le virus du Sida. Voulant le cacher, elle en était morte. » (p.71.)

La prostitution : intertexte thématique

 La prostitution comme motif d’écriture trouve de plus en plus d’écho favorable dans les œuvres des auteurs togolais. Chez ces auteurs, cette pratique est non seulement un fléau social, mais surtout politique, car elle influence le mode de gouvernance dans beaucoup de pays africains. Outre Des larmes au crépuscule qui l’aborde, nous pouvons la déceler dans La République des slips (2018) de Ayayi Togoata Apedo-Amah et Charles Manian, et La Danse des scorpions (2021) de Well Dogbatse.

Mélange des genres

L’écriture adoptée par l’auteur dans Des larmes au crépuscule est simple, mais avec l’intégration d’une lettre au texte, qui met en exergue la souffrance d’Anita, victime de Milos, un proxénète de nationalité française : « […] son ami Milos, qui était un Français. » (p.52.) Je pense que l’auteur togolais a incorporé cette lettre au texte pour donner un cachet plus réaliste à son récit et provoquer ainsi la catharsis du lecteur.

Flash-back pour une énonciation historiquement et socialement située

C’est autour de la confession d’Anita que le narrateur tisse son récit, en utilisant la technique du flash-back. Le retour en arrière est donc une des clefs d’accès aux implicites du texte, car elle permet de le passer au crible de l’histoire africaine. C’est dire que la compréhension profonde de l’histoire d’Anita dépend de son analyse avec les grilles de certains événements qui ont marqué l’histoire de l’Afrique… Par ailleurs, le narrateur crée une certaine complicité ludique entre le narrataire et lui, en attirant l’attention de ce dernier à une fin utile ; il s’est servi des formules comme : « Vous comprendrez …» (p.12.), « tenez-vous bien, ce que vous allez découvrir… » (p.13.)

Servitude politique, économique et corporelle

L’œuvre de Steve Bodjona est une allégorie. En effet, l’univers romanesque est la métaphore de l’univers social dans lequel vit l’Africain. Anita incarne le destin de la mère Afrique qui, ayant perdu ses repères, son identité et ses valeurs, s’enfonce dans le sous-développement, et devient stérile à cause de ses mauvais choix et ses errements sociopolitiques et économiques. Anita, n’est-ce pas le prototype des personnages Mélédouman de La carte d’identité de Jean-Marie Adiaffi et Salimata des Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma ?  La technique du flash-back utilisée pour raconter le récit témoigne bien du rappel du passé douloureux de l’Afrique lié à l’esclavage et à la colonisation. Le proxénétisme du Français Milos traduit justement ce crime commis dans le passé dont les répercussions sont vivaces sur l’Africain. De plus, l’auteur souligne le cynisme de Milos qui revêt aussi l’image du néo-colon gardant toujours l’ex-colonisé (Anita) dans la servitude pour assouvir ses intérêts cyniques et égoïstes :

« Je demandai alors à Milos de me verser la part qui me revenait des cinq mois d’activités et de me rendre mon passeport, car je voulais rentrer au pays. Je ne percevais en fait que 50°/⸰ de mon gain à la fin de chaque prestation, le reste étant gardé par Milos. Une sorte de garantie pour lui qui craignait que, en me versant la totalité de mon argent, je puisse faire rapidement des économies et ainsi prendre la clé des champs. » (p.57.)

Le préjugé de Milos sur Anita est poussé à telle enseigne que, parlant d’elle, il n’hésite pas à dire qu’: «  Elle est un peu sauvageonne, et c’est tout ce que les hommes adorent chez cette catégorie de femmes ! » (pp.52-53.) Cette vision rappelle les images que les Occidentaux avaient attachées aux femmes noires surtout au temps colonial…

Des larmes au crépuscule à la fausse indépendance de l’Afrique

Etant donné que le crépuscule est une image spatio-temporelle, le titre du roman, Des larmes au crépuscule, suggère la déception à l’heure du bilan, la fin d’un cycle et, en conséquence, la préparation d’un renouveau, mais lequel ? Peut-être une nouvelle forme de servitude… Ce titre semble sonner le glas d’une Afrique à l’agonie en dépit de son indépendance. C’est dire que, par inconséquence, la prostitution d’Anita ainsi que le sous-développement de l’Afrique, serait un piège sans fin pour emprunter le titre du roman classique de l’auteur béninois Olympe Bhêly-Quenum :

« Sans espoir et autres objectifs, j’avais fini par sombrer totalement dans les déboires de mes premières années de prostitution, arpentant les rues de la capitale et acceptant les clients à domicile. Ce faisant, j’avais l’impression de me venger de Garvin, bien que consciente d’être la seule fautive. J’avais simplement besoin de justifier mes actes. » (p.91.)

En ce qui concerne les personnages Marc, Milos, Proustino et ses fils (violeurs d’Anita), ils symbolisent les ennemis internes et externes de l’Afrique. Pour dire peu,  l’Afrique est dans l’étau de la servitude ; néanmoins il est toujours permis au sujet africain d’espérer, en témoigne la symbolique de la couleur jaune du titre sur la première de couverture.

Enfin, j’ai beaucoup apprécié Des larmes au crépuscule de Steve Bodjona pour sa dimension didactique et moralisatrice. Etant l’allégorie de la fausse indépendance de l’Afrique,  ce roman permet au sujet africain de s’interroger sur les maux dont souffre la mère patrie ; je le « prescris » à tous.

 

Well    DOGBATSE

Enseignant à l’Université de Lomé